chant du monstre
 

 

 

 

À manger pour les cailloux, nouvelle, 18 p., in Le Chant du Monstre, n°1, Éditions Intervalles, 2012

Extrait (p.1)
 
« C’est la première fois que tu regardes ces meubles. Les placards de la cuisine, le fauteuil de cuir encore emballé de plastique, l’abat-jour de la lampe, rouge comme ta jupe. Des meubles de rêve. Des cadeaux d’un autre monde que personne n’a eu le temps d’ouvrir. Tu penses à l’argent que vos deux familles ont englouti dans ces meubles. Dans cet appartement. Ta main se pose délicatement sur la table carrée qu’aucun repas n’a honorée. Tu n’oses pas bouger la chaise blanche. Tu restes debout, étrangère, au milieu du salon. Tu t’appuies sur le bout de tes doigts pour éviter que ta paume suante ne touche la table.
 
Tu connais cette douleur, et les douleurs à venir. Tu avales une grosse bouffée d’air immobile. Tu es prête. Tes jambes vont trembler. Quelque chose va glisser quelque part entre ta tête et le centre de la terre. Respire. Tu connais cette douleur. Laisse-la venir. Ton séisme arrive.
 
Tu restes debout, à côté de la chaise, fragilement plantée. Ta tête pivote au ralenti. Les murs sont blancs. Jamais tu n’avais vu de murs si blancs. Même les murs de la clinique Santa Terezinha étaient moins blancs. Tu distingues des coups de rouleau inégaux au plafond. Probablement ceux de ton père. Ton père a le dos fragile. Tout est parfait, hormis le plafond. Pas une trace de vie par ici. Pas une miette sur le sol. Tout était prêt pour accueillir votre couple. L’espace est habitable, rigoureusement décoré, morbide. Un espace de rêve. Un silence de rêve. Une odeur d’intérieur restauré. Le fil électrique du frigo pendouille le long de son flanc. Un vase vide attend sur le plan de travail immaculé.
 
Tu regardes la mousse intacte du canapé vert. Pas de trace de son corps endormi. Tu revois l’image de son corps endormi quand tu ouvres la porte. Il t’attendait. Comme un mauvais esprit vient à ta rencontre. Un esprit obsédé. Il savait que tu viendrais. Tu regardes la porte. La porte ne bouge pas. Il t’a enfermée. Il s’est envolé. Mais tu ne vas pas mourir aujourd’hui. Tu ne vas pas mourir derrière cette porte. Tu avales une grosse bouffée d’air immobile. Tu lèves le menton. Il va revenir. Il ouvrira la porte et Dieu s’occupera de lui. Tu enlèves ton tee-shirt rose aux lettres argentées. Tu descends de tes escarpins noirs à talons hauts. Tu reposes la main sur la table. Délicatement. Tes seins sont dressés comme deux missiles vers la porte. Il va revenir. Ton ventre est un gros zeppelin de cuir doré au milieu du salon. Tu sers les orteils. Tu t’accroches à la table. Tu entends le tambour au fond de la mer.Ne sors pas. Pas maintenant, petit caillou. Tu vas rester au fond de la mer jusqu’à ce qu’il ouvre la porte. Il va ouvrir la porte. Reste.
 
L’appartement de rêve est un four, en plein centre de la capitale, au 12ème étage. Des baleines de poussières rampent entre les montagnes lisses de béton qui se font face à perte de vue et le bruit de la ville est étouffé par le cagnard gris qui arrose les fenêtres. La lumière qui perfore le salon est trouble, un brouillard jaune te tourne autour, on croirait qu’un immense château de sable vient tout juste de s’écrouler sous le petit balcon accroché au ciel blanc. Juste derrière la rambarde couleur rouille, tu es sûre que c’est le bout du monde.
 
Pour l’instant, c’est le bout du monde. »