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La grande imprécation devant les murs de la ville, de Tankred Dorst, Maison d’Arrêt de Lure, Théâtre du Peuple, 2009

Spectacle en milieu carcéral.

Mise en scène : Pierre Terzian. Avec quatre comédiens amateurs (détenus) et Catriona Morrison. Production SPIP-Lure / Théâtre du Peuple.

Je travaille en maison d’arrêt, à Lure. La prison ressemble au Fort Boyard. Nous travaillons dans une ancienne chapelle, une pièce carrelée, avec deux pylônes au milieu. Nous avons mis une grande moquette noire de 6m sur 3 pour atténuer un peu la résonance, et délimiter une zone de jeu. Les gars disent « Wow, la classe ! », la première fois qu’ils entrent. Faut dire qu’elle est épaisse, c’est pas de la moquette de base.
Je travaille avec Catriona Morrison, une actrice de Colmar. Elle est seule face à tous ces hommes, et je me demande tout à coup si c’était vraiment une bonne idée. Les premiers contacts sont glaçants. M., J-C., G. et C. sont les quatre participants volontaires de cet « atelier ». Ils viennent pour passer le temps, pour voir des gens de l’extérieur, ou pour se retrouver entre eux durant deux heures sans surveillant. Certains participent probablement à toutes les activités proposées dans la maison d’arrêt. Il y en a peut-être un parmi eux qui rêvait de faire du théâtre… Mystère… Chacun a sa drôle de raison d’être-là. « Si tu es là, tu es là. Pour de bon. Je veux pouvoir compter sur vous », leur dis-je de ma voix la plus claire possible.
Nous allons donner une restitution du travail le 20 décembre, à 15h30, juste après la promenade (et juste avant « les fêtes »), devant d’autres détenus, le SPIP et l’équipe du Théâtre du Peuple. Nous allons monter en deux mois, c’est-à-dire en seize séances, La grande imprécation devant les murs de la ville, de Tankred Dorst.

Pour la première fois, je ne fais « que » du théâtre en prison. Pas d’autres questions que des questions de plateau. Le métal vibrant, les clés, les embrouilles, la vue sur la cour de promenade, les interruptions pour une visite chez le psy, ou pour passer le Code, ou pour aller au parloir, les retards, les petites magouilles (« tu peux me trouver une casserole stp ? »), la lenteur des surveillants, les interdictions techniques, l’impossibilité de crier, la drogue, la lourdeur des corps, l’humour vaseux des hommes qui ne voient plus de femmes, la méchanceté, l’inertie cérébrale, les heures de télé dans les regards, leur envie de raconter qui ils sont, leur surnom, leur place, leur peine plus ou moins longue : tout ça joue pour la première fois dans le bon sens. Ça plante un décor. Nous ne faisons pas semblant d’être ailleurs. Nous sommes en prison, et nous devons faire l’effort de « nous échapper ».
Par la présence de Catriona, les gars se laissent attendrir. J’observe des retours de galanterie, et une envie collective de nous épargner leur réalité quotidienne. Ils veulent se garder une plage horaire de vie « normale », avec une femme, au plateau, sans insulte, sans les aiguilles d’une montre, ni même aucune aiguille d’aucune sorte. Nous travaillons. Nous nous posons des questions concrètes : où se mettre ? comment rester visible dans notre dispositif circulaire ? comment être entendu ? comment apprendre ce putain de texte avec tous les cachetons qu’on s’enfile ? comment faire pour ne pas rire quand les autres détenus seront là ? comment faire croire qu’on joue pour la première fois ? qu’on improvise ? comment avoir l’air mort ? comment regarder cette femme dans les yeux ? comment arrêter de trembler ? comment ne plus avoir les genoux qui craquent quand on s’agenouille ?
Nous faisons des séances de deux heures et demies, à la fin desquelles les gars sont littéralement vidés, se mettent à tourner en rond, à fumer clope sur clope, à baisser les yeux. Je sens qu’ils ont besoin de retrouver leurs secrets et j’appelle le surveillant pour qu’il les raccompagne à leurs cellules.

Mais ils sont là. Investis. Nous venons deux fois par semaine et quand nous ne sommes pas là, la pièce fait son chemin. Ils se réunissent pour apprendre le texte le mercredi à la bibliothèque. Ils s’entraident. Ils se font des italiennes de cellule à cellule. Ils partagent tous à peu près la même peur, et la même excitation. Pour la première fois, je n’ai pas peur en début de séance qu’un gars ne vienne pas. Nous avons un contrat. Ils progressent, se regardent, ralentissent, reprennent tout seul quand ils se trompent. Ils commencent même à se prendre pour des acteurs et râlent quand on leur coupe une réplique. De vrais acteurs.
Nous montons La grande imprécation devant les murs de la ville de Tankred Dorst. Ce n’est pas la première fois que je travaille ce texte. Une vraie mine d’or, pour des acteurs débutants : en temps de guerre, une femme se rend devant les murailles de la ville et demande aux soldats de lui rendre son mari. Lorsqu’on lui dit que son mari est mort, elle en désigne un autre… Au hasard… Les soldats, du haut de la muraille, amusés par sa roublardise, et feignant de la croire, lui proposent alors de rejouer la scène de leur rencontre. Si elle les convainc de la véracité des faits, elle partira avec ce (nouveau) mari.

Sinon, elle sera pendue.

Après la première lecture, J-C. a dit : “Ah ouais, c’est le parloir sauvage ton truc, en fait”. (Lorsque les prisonniers communiquent avec l’extérieur, par les fenêtres, en criant) “C’est ça, c’est le parloir sauvage. Sauf que le gars qu’elle choisit a le droit de partir, mais il décide finalement de retourner derrière la muraille. Et la femme repart sous les huées et les rires des soldats.” “Ah ouais ? Pourquoi il décide de rester derrière la muraille ? C’est un fou, le gars. Ça doit être un boudin, la meuf, c’est pour ça.”

C. joue le fou (le “nouveau” mari désigné) qui décide finalement de retourner derrière la muraille, plutôt que de partir avec cette femme un peu trop courageuse, dont tous les soldats se sont moqués. C. provoque des rires nerveux dans les couloirs. Les gars l’appellent « barbe rousse », ou “le petit”. Il a surpris tout le monde lors de la première séance lorsqu’il s’est mis à hurler et à danser comme une adolescente surexcitée. En temps normal, il a l’air d’une boule, lourde, impénétrable, mais il cache derrière ce mutisme de pâte à pain une avalanche de sentiments, et d’intuitions de théâtre. Au contact de Catriona, qui joue la femme, sa partenaire attitrée, il s’embellit de séance en séance. Nouveau pull, nouvelle coiffure, un peu de parfum. Il se rase même la barbe, et se met à nous faire la bise. Il arrive le premier, texte su. Et se fout même de la gueule des molosses.
Nous ne comprenons pas tout ce qu’il dit, l’élocution, la dentition trop abîmées par les pilules, mais, au moins, maintenant, il dit quelque chose, et il adresse son regard. Radieux, après la représentation qui lui aura coûté deux litres de sueur, il lâchera pour nous dire au revoir : “Merci, les gars. Ça a été une bonne grosse galère, mais on l’a fait, putain ! Hallucinant.” Lors de la première séance, C. regardait le sol en se balançant et riait machinalement dès que les autres détenus parlaient. Huit semaines de redressement.

Nous n’avons pas fait un « grand spectacle », mais probablement un grand évènement. 40 détenus sont venus nous voir. Les gars ont joué la pièce, du début à la fin. Catriona, seule face à tous ces hommes, aux pieds de la muraille, a été d’un courage à la hauteur de celui de son personnage : celui qui n’existe que dans les fables. Nous avons bu du coca à la fin et discuté avec les détenus. Les acteurs avaient pris plaisir à travailler ensemble. Ils parlaient de ces deux mois comme d’une chose insensée dont on ne se croyait pas capable. Ils se partageaient des souvenirs, dans ce lieu qui écrase habituellement toute intimité.
Cette fois, ils ne se demandaient plus pourquoi Catriona et moi étions venus là faire du théâtre, en prison, comme si nous avions été punis, ou masos, ou comme si nous étions les pires losers de l’univers, ou même comme si nous avions pitié d’eux, et que nous venions ici pour laver notre âme. “C’est une question d’échange. Moi je suis venu t’apprendre mon métier. Si toi tu es boulanger, par exemple, tu me montres comment tu fais le pain, et moi j’essaie. Bah voilà, moi je t’ai montré mon métier : jouer, comprendre un texte, le faire vivre. Tu vois ?” “Ouais, je vois. Sauf que moi je suis pas boulanger, je vends de la drogue…” “Oui, bah ça marche aussi.”

Pierre Terzian, Décembre 2009